RUPTURE ET TIERCEITE DANS LE MONDE
SYMBOLIQUE DES PREMIERS PAYSANS
par :
Claude Allione, Psychanalyste,
membre de "Espace Analytique"
Directeur de l'institut AUDIT
Corbès, GARD&
Danielle Stordeur, Archéologue préhistorienne, C.N.R.S.
Laboratoire Archéorient
Jalès, ARDÈCHE.
La Préhistoire, qui englobe le parcours de l'humanité depuis son apparition, il y a 2,6 millions d'années, jusqu'à l'invention de l'écriture, est artificiellement subdivisée au gré de changements considérés comme déterminants. L'un d'eux, le dernier avant que la Révolution urbaine ne marque l'entrée des cultures dans l' « Histoire » a été appelé « Révolution néolithique » ou, plus récemment, « néolithisation ». Il concerne les populations du Proche-Orient et leur permet, après quatre millénaires d'inventions successives, d'être prêtes à concevoir des systèmes socio-économiques complexes, des villes, des états, l'écriture.
La Révolution néolithique s'est développée au Proche-Orient entre 12.000 et 7.000 avant JC. Vers 9.500 avant JC, les sociétés qui peuplaient la vallée de l’Euphrate et celle du Jourdain ont modifié leur rapport à la nature en cultivant pour la première fois des céréales sauvages. Ce furent les premiers pas de l'agriculture. Les animaux seront domestiqués quelques centaines d'années plus tard. Or, dans les sociétés du nord de la Syrie et du sud de l'Anatolie qui sont responsables de cette invention fondamentale, s’est développé un monde symbolique tout à fait particulier, qui n'évoque en rien le travail de la terre, encore moins la maîtrise des animaux. Au contraire, c'est le monde de l'animal sauvage qui y est évoqué. Cette évocation a des supports variés, tels que des objets gravés, des figurines, des dépôts de restes osseux, voire des sculptures mégalithiques. Elle met en scène principalement des animaux que l'homme moderne considère comme dangereux, ou tout au moins comme impressionnants, attributs qui étaient peut-être étrangers aux populations de l'époque. L'humain aussi est représenté, à travers des figurines aux caractères féminins exacerbés, ou de rares symboles phalliques. Figures animales, représentations humaines et signes abstraits pouvant les représenter s’associent pour former un ensemble cohérent qui pose nombre de questions. Il importe, à notre sens, qu’elles cessent de n’être posées qu’aux seuls archéologues.
Quel est le lien conscient ou inconscient qui existe entre le début de l'agriculture et ce monde symbolique si particulier qui l'accompagne ? Le moins qu'on puisse dire c'est qu'il n'est pas simple à mettre en évidence. L'archéologue s'interroge alors avec ses outils propres. Il réfléchit sur le contexte des représentations, élargit ses investigations à d’autres périodes, utilise l’ethnographie et recourt, s’il le peut, à la philosophie. Dans cet exercice, Jacques Cauvin a certainement été le plus brillant. Pour lui, c’est dans une maturation intérieure, mentale, des groupes de l’époque que se trouve le ferment du changement. Lisibles à travers les figurations, les dépôts rituels, les pratiques funéraires, ces modifications ont été déterminantes. Plus particulièrement, c'est l'association de deux figures : la femme et le taureau qui symbolise et inaugure le début de la production de subsistance. Ces propositions sont aujourd'hui admises par beaucoup de chercheurs, discutées avec respect par d'autres. A sa suite un engouement pour ce type de recherche s'est répandu parmi les préhistoriens, traditionnellement attachés, jusqu'alors, à des attitudes plutôt positivistes et frileuses.
Le monde imaginaire et ses représentations chez les premiers agriculteurs
De quelles figures, de quelles associations se compose le corpus dont nous partons ? Autrement dit, sur quelles bases l’archéologie vient-elle questionner la psychanalyse ?
Il importe de donner ici quelques informations sur le contexte historique de ces figurations. Nous sommes entre 9.500 et 8.700 av JC, dans la vallée de l’Euphrate. Des groupes rassemblés dans de petits villages inaugurent (comme dans tout le Levant), un nouveau rapport à la nature. C'est par elles qu’ont été tentées, pour la première fois sans doute dans le monde, les premières expériences agricoles suivies, quelques centaines d’années plus tard, par les premières tentatives de domestication des animaux. Mais cela n’a nullement empêché les groupes de continuer à pratiquer la cueillette et la chasse, même si ces activités perdaient progressivement de leur nécessité et, de ce fait, étaient perçues différemment.
Ces sociétés ont fait aussi de grands progrès dans le domaine architectural. Des modèles de maisons étaient inventés, comme par exemple les premières maisons rectangulaires. A travers l’organisation des villages, il devient évident que la vie sociale s'organisait autour d'une autorité dont on ne connaît pas précisément les caractères mais qui était capable de gérer des travaux collectifs. C’est à ce même moment que furent construits en effet les premiers bâtiments à usage communautaire, décorés parfois de figures et de scènes chargées de sens pour ceux qui s'y rassemblaient et pour la communauté dans son ensemble.
Quels sont les animaux représentés ?
Le scorpion, représenté dans un seul site (Jerf el Ahmar : fig. 1), peut, par la forme de ses pinces, évoquer la figure du taureau. Les félins et les canidés, plus fréquents, sont gravés sur de petits objets où intégrés dans l’architecture. Ainsi à Tell ‘Abr 3 , des panthères sont représentées sur trois dalles de pierre (fig. 2) d’un bâtiment communautaire, vues d’en haut, pattes écartées, toutes griffes dehors. En Anatolie du sud-est les félins prennent parfois une dimension monumentale, comme dans les bâtiments communautaires enterrés de Göbekli où ils sont sculptés sur les faces des piliers en forme de T, pesant plusieurs tonnes, qui portent le toit. Dressés, tous crocs dehors, ils paraissent menaçants.
Les oiseaux, et surtout les rapaces, devaient jouer un rôle symbolique important pour ces premiers agriculteurs. On les trouve dans tous les sites, sous diverses formes, leurs os témoignant entre autres de l’utilisation des plumes. A Jerf el Ahmar ils sont gravés sur de petits objets en pierre (fig. 3 & 3 bis) ou traités de façon monumentale dans un bâtiment communautaire (stèles sculptées enserrant une dalle gravée de personnages acéphales). Avant de retrouver cet animal dans le monde symbolique de Çatal Hüyük où son rôle psychopompe est évident (fig. 4), il sera décliné dans plusieurs sites anatoliens comme Göbekli et Nevali Çori où une sculpture montre un rapace posé sur une tête humaine.
Le serpent est la représentation la plus récurrente dans les sites de cette période. Il est représenté sur de petits objets, sur des sculptures et dans l'architecture, presque toujours de façon schématique, par une ligne sinueuse terminée par un triangle.
L’aurochs qui, domestiqué, deviendra le bœuf, tient une place privilégiée. On ne se contente pas de le représenter à différentes échelles. On dépose aussi des parties du squelette dans des endroits chargés de sens, soit en les dissimulant, soit en les exposant au regard. C'est surtout le bucrâne qui est sélectionné. Ce sont donc les cornes qui symbolisent le plus directement cet animal, et ceci est confirmé dans les figurations elles-mêmes.
A Jerf el Ahmar, une construction ronde recelait plusieurs bucrânes d’aurochs, accrochés sur la paroi des murs, de façon symétrique. A l'un d'eux était associé un collier composé de 50 perles en terre encadrant un pendentif en calcaire dont la forme évoque aussi bien une corne qu’un phallus. Les sites où ont été trouvés des dépôts de bucrânes sont nombreux. L’emplacement concerne toujours un bâtiment collectif, rarement une simple habitation. Le plus souvent ces dépôts sont dissimulés, comme à Tell 'Abr où il sont enfouis dans la banquette d'un bâtiment communautaire, formant comme un autel central.
L’aurochs est représenté par ailleurs sur des pierres gravées, évoqué parfois par un simple signe en forme de bucrâne. Il peut aussi être sculpté en champlevé sur des dalles, comme à Tell ‘Abr 3. Enfin des représentations monumentales d’aurochs ornent plusieurs piliers sculptés à Göbekli (fig. 5 ).
La domestication des animaux commence à la fin de la période qui nous intéresse. Pourtant ce n’est que bien plus tard, lorsqu’elle s’est étendue à tous les animaux d’embouche, et qu’elle est devenue une activité économique dominante, que les animaux domestiques ont été représentés. Tous les animaux que nous venons de décrire ont alors disparu du monde symbolique de ces cultures, à l’exception de l’aurochs (qui peut aussi être un bœuf). Ces nouvelles représentations « domestiquées » obéissent à un style très uniforme. Il s’agit presque toujours de petits objets modelés en terre, schématiques, au point qu’il est souvent difficile de déterminer quel animal est représenté. On gardera de cette présentation l’importance des bovidés, bêtes à cornes et autres animaux susceptibles de leur être associé.
Et l'humain ?
La femme. C’est à Mureybet que la femme est représentée dans toute sa féminité (fig. 6), sous forme de figurines aux formes, seins et surtout fesses, exagérées. Curieusement, dans les autres sites syriens contemporains on n’a retrouvé aucune représentation féminine. En revanche elle est représentée dans les sites du début de l'élevage et dans les sociétés agropastorales plus tardives. Göbekli est le seul site où la femme est représentée plutôt maigre (fig. 7), seins pendants et jambes écartées, comme offerte, avec entre les jambes un motif gravé peu net dans lequel on peut voir des petites lèvres pendantes et/ou un sexe masculin.
Les têtes humaines et les représentations anthropomorphes acéphales. Si la femme n’est pas directement représentée à Jerf el Ahmar, l’humain s'y rencontre de deux façons complémentaires. Il est d'une part symbolisé par ce qu’il a de plus « spécifiquement humain » : la tête. Des crânes humains ont été prélevés sur le squelette et déposés à part (comme c'était le cas pour les bucrânes de taureaux). On trouve aussi de petites figurines en pierre, représentant des têtes humaines. Le pendant de ces « têtes sans corps » est évidemment la représentation ou le dépôt de corps sans tête. Le témoignage le plus explicite en est le squelette d'une jeune fille, jeté au milieu d'un bâtiment communautaire incendié peu après sa mort. Le crâne prélevé a été placé ailleurs. Plus indirectement sont figurés de façon schématique des corps sans tête, gravés sur une dalle de bâtiment collectif (entre les deux stèles représentant des rapaces).
Combinaison des figures : les premiers indices d’une mythologie ?
Or ces personnages animaux et humains qui figurent dans l'imaginaire des premiers agriculteurs s’associent de façon récurrente. Ces associations nous permettent d’approcher le sens d'un récit qui nous restera toujours inaccessible. Nous évoquerons rapidement ici deux associations, préfiguration de deux « couples » qui restent vivaces. Le premier « couple » est celui de « la femme et le taureau », thème fondateur du Néolithique pour Jacques Cauvin. Le second pourrait être appelé « le vautour et la mort ».
Rappelons seulement que l’association, au début de l’agriculture, n’est pas directe. On trouve d’une part des représentations féminines, d’autre part une énorme importance accordée au taureau et à ses cornes, comme on l’a vu. Quant à « Le vautour et la mort », il s’agit d’une association directe. A Jerf el Ahmar des « corps sans têtes » sont encadrés par des vautours. Plus tard, à Çatal Hüyük, des vautours aux ailes déployées emportent des corps humains acéphales, voire désarticulés. On retrouvera cette association dans les rituels zoroastriens. Aujourd’hui encore, au Népal, les célébrants jettent vers le ciel des morceaux de chair et d’os découpés sur le défunt pour qu’ils soient saisis par les rapaces qui tournent autour du lieu de la cérémonie mortuaire.
Une question se pose. Et si ces deux associations transmettaient le même message ? Nous ne nous pencherons pas sur ce problème dans cet article, mais le reprendrons plus tard, sachant que dans les seins d’argile de certaines représentations féminines de Çatal Hüyük avaient aussi été dissimulées des serres de rapaces ainsi que des mandibules de petits carnivores.
Hypothèse pour une genèse des représentations au néolithique
Le psychanalyste, lorsqu’il découvre les représentations qui émanent de cette période de l’ « invention de l’agriculture » ne peut faire autrement que s’interroger sur la personnalité des humains qui en furent les auteurs. Il sait combien sa question peut rester vaine, ce qui ne l’empêche pas de scruter les représentations anciennes pour tenter d’en déchiffrer le message, puisque après tout c’est bien ce qu’il fait tous les jours avec ses contemporains : tenter de révéler un passé enfoui en interprétant les moindres signes. Hélas, nos signes sont faits de mots, ce qui n’est pas le cas du Néolithique.
Ici se pose une question de chronologie qui pourrait peut-être éclairer un peu notre quête. Comme il est dit plus haut, au moment de l’invention de l’agriculture, puis de l’élevage, ce ne sont pas des animaux domestiqués que l’on représente, mais des animaux considérés comme sauvages, voire comme dangereux. Mais alors, quel fut le ressort de ces représentations ? Etaient-elles destinées à montrer la « victoire » de l'homme sur la nature, à la fixer dans la pierre ? Ce terme de victoire appelle quelques précautions. Il est surtout à entendre comme le dépassement d’une terreur, la certitude bien précaire mais tout de même acquise d’une certaine sécurité par le groupement humain. De ce fait, ce serait plus une victoire sur soi que le terrassement des animaux sauvages en tant que tels. Si victoire il y eut, ce fut peut-être une victoire sur la peur.
On peut aussi proposer un autre regard sur cette « victoire ». Et si le contraste entre le « dedans » du village et le « dehors » du monde resté « sauvage » avait été volontairement grossi ? Au moment où la nature fut maîtrisée pour la première fois, les conditions se trouvaient réunies pour que l'on puisse exprimer avec force ce contraste en insistant sur des aspects artificiellement présentés comme redoutables. Ces animaux étaient connus de longue date, ils avaient été chassés aux époques précédentes, ils l'étaient encore. C'est donc la représentation que l’homme en avait qui, seule, pourrait s'être transformée lors de cette période de transition. C'est en tout cas sous cette forme qu'elle nous a été transmise.
Comment donner du sens à cette « victoire » ? Nous proposons de considérer ces représentations comme les éléments d’une mythologie, un peu à la manière de ce qui persiste du mythe dans le conte de tradition populaire. Le linguiste russe Vladimir Propp a soumis l’hypothèse suivante : dès lors qu’une menace réelle disparaît dans une civilisation, elle persiste de façon symbolique dans les rituels de passage, ainsi que dans les mythes qui les traduisent, dans les religions. Propp a montré que tous les contes qu’il appelle merveilleux suivent la même structure, décrivent les mêmes fonctions, dans le même ordre, et ces fonctions reproduisent le déroulement des rites d’initiation. Par exemple, lorsque cesse le besoin de vivre dans les forêts, et donc que finissent les dangers et les peurs qui en résultent, lorsque l’humain s’installe dans des maisons, il perpétue cette ancestrale terreur d’abord dans les rites de passage (aller vivre sans armes et sans nourriture dans la forêt marque la fin de l’enfance), puis dans les mythes, ensuite dans les contes (voir les innombrables variantes du Petit Chaperon Rouge). « Une culture meurt, une religion meurt, et leur contenu se transforme en conte. » Une terreur réelle devient alors une terreur imaginaire dès lors qu’elle est inscrite de façon symbolique, parce qu’un progrès de la civilisation en a écarté la menace immédiate.
La question peut être posée, même si nous devons nous résoudre à ce qu’elle n’ait aucune réponse : quels furent les mythes du Néolithique ? Qu’il y en ait eu ne paraît guère douteux : les hommes ne sauraient vivre sans mythes. Nous ne les connaissons pas, mais ce que nous en rencontrons, c’est la trace qui en découle – nous serions tentés de dire : l’illustration. « La plupart des éléments qui composent [le conte] remontent à tel ou tel fait archaïque, se rattachent aux mœurs, à la culture, à la religion, etc., à une réalité qu’il faut retrouver pour établir les comparaisons nécessaires. » Mais sans doute aujourd’hui avons-nous à nous attacher bien plus aux traces de cette réalité afin de la supposer. Nous suivons ainsi le chemin tracé par Jacques Cauvin dans un article de 1986 intitulé « Du Néolithique à la Bible ».
Représentations animales et représentation phallique
S’il est possible de se figurer l’homme du Néolithique en tant qu’inventeur dans une supposée continuité psychique avec l’homme moderne, cette inscription de la menace (animaux déchirants, perçants, etc.) dans les représentations est peut-être à entendre comme la projection imaginaire d’un réel désormais dépassé, une espèce de nécessité dans le témoignage collectif par le récit de conditions de vie au moins partiellement révolues, maintenant passées par le filtre d’une narration comparable au conte merveilleux.
Or, ces animaux que nous qualifierons de sauvages – par simple opposition à ceux qui furent domestiqués – nous les classons symboliquement en catégories spécifiques. Cette proposition repose sur l’évidence des capacités d’abstraction et du raffinement de la culture des auteurs de ces mises en scène. L’homme, l’humain, c’est avant tout une dimension symbolique appliquée à l’univers, dimension symbolique du langage, de la nomination. Il n’est douteux pour personne que le symbole précède l’agriculture, et de loin sans doute. Nous voulons ici rejoindre la position de Jacques Cauvin pour qui culturel et religieux sont indissociables dans la rupture fondatrice de la civilisation néolithique.
Quelles catégories ? Il y a dans le bestiaire de cette époque trois groupes différenciables par leurs effets : des dévorants (panthère, félins, canidés, rapaces), des déchirants-perçants (taureaux, aurochs, sangliers) et des piquants-perforants (scorpions, serpents). La seule chose qui semble relier ces trois catégories, c’est que chacun de ces animaux possède un organe (bec, dent, corne, défense ou dard) capable de pénétration dans le corps de l’autre, capable de provoquer une plaie en forme d’ouverture dans le corps. C’est là une dimension imaginaire de la pénétration. Pourtant, à première vue, ne sont représentées ni bouche aspirante, ni bouche visqueuse (comme plus tard la méduse) qui pourrait vous happer au passage, il y a peu de représentation des orifices de type utérin, ni en images ni en symboles. Ce n’est pas que la femme manquerait, c’est qu’on l’a représentée plus par ses reliefs que par ses creux : seins, ventre, fesses peuvent même se voir outrés jusqu’à une certaine difformité (Mureybet).
On serait alors tenté de parler de triomphe de la représentation phallique en tant que domestiquée, avec toute l’ambiguïté que cela représente. Domestiquée par qui ? pourquoi ? et comment ?
Cependant, comment pouvons-nous envisager une supposée universalité de ces représentations dans la lecture que nous en faisons ? Comment ont-elles évolué dans le temps et dans l’espace ? Et comment aussi penser des universaux de la lignée humaine sur une aussi longue période ? S’ils existent, quelle est la part de la différence des sexes, considérée aujourd’hui comme primordiale, dans ces universaux ? C’est ce que nous voudrions tenter d’éclairer un peu ici.
L’idée d’une représentation phallique en tant qu’indissociable de l’humain peut-elle sérieusement être mise en doute ? Cette primauté de la représentation phallique (qui englobe les sexes, le phallus n’est pas le pénis) semble aujourd’hui acquise, non en tant que résultant d’une culture donnée, mais en tant que fondant les cultures. C’est en soi une culture, une racine des cultures qui demeure indispensable au fil des époques et des civilisations, tout au moins des trois ou quatre derniers millénaires. C’est un universel, tant de façon horizontale que verticale comme en attestent nombre de mythes fondateurs. La découverte de la différence des sexes, et donc du manque fonde la connaissance c’est-à-dire le savoir. Pour Vladimir Propp aussi, le manque est à l’origine de tous les contes, c’est dit-il : « la seule fonction dont la présence est obligatoire dans tous les contes »
Ce que la Genèse nous enseigne de la création, c’est que la femme est le complément de l’homme, et réciproquement. Le texte biblique est pris ici dans une fonction de fixation de mythes plus anciens, c’est-à-dire en tant que représentation des universaux. La femme fut créée, nous dit-on, d’un morceau retiré à l’homme : une côte. Tant et si bien que la relation des sexes est articulée d’abord d’une complémentarité basée sur le manque. L’homme retrouve en la femme l’objet manquant pour ne faire qu’un ; la femme désire s’unir à l’homme pour en obtenir ce qui lui manque. On dit qu’elle est ce qui manque à l’homme (être), quand il a ce qui manque à la femme (avoir). Tous deux ne se corrèlent que d’une instance tierce. On objectera peut-être que c’est là une vision limitée par le champ du judéo-chrétien. Sans doute, mais voir le judéo-chrétien comme fondateur, c’est-à-dire comme origine, ne saurait être que réducteur en soi : ce serait situer cette culture comme fondatrice d’elle-même, une espèce d’auto-invagination. Ce que la Genèse nous enseigne est la plupart du temps la reprise de mythes et coutumes plus anciens et vraisemblablement plus universels.
L’important de l’apport freudien sur ce point tient à ce que les deux sexes se repèrent à un même objet corrélé à l’ordre symbolique : le phallus. Il n’est pas ici question de l’organe dans sa dimension anatomique, ni même de son érection. Le phallus est l’objet imaginaire revêtant le désir, en sorte qu’il n’existe que ce seul symbole de la sexuation. Rappelons au passage que, pour les psychanalystes, la femme n’est pas l’homme moins quelque chose, comme une vulgarisation sommaire pourrait le laisser entendre. L’homme et la femme sont tous deux corrélés à un objet tiers qui les conditionne. Freud a montré comment le petit garçon doit renoncer à ses prétentions incestueuses par peur de perdre son organe ; quand la petite fille, qui en a accepté l’absence, en réclame le don à son père sous l’espèce d’un bébé à venir, bébé qui équivaut symboliquement à l’organe manquant. Tout tourne alors autour de son absence pour les deux sexes. Selon l’expression de Lacan, le garçon n’est pas sans l’avoir, quand la fille est sans l’avoir. C’est l’être qui la motive. Ce qui conduit les deux à un complémentaire rapport au manque, d’un garçon qui a l’organe (mais craint de le perdre), créant un manque chez celle qui ne l’a pas, et donc d’une fille qui se résigne de ne pas l’avoir, et investit le garçon d’un avoir, qui ne peut pas non plus échapper au spectre du manque. Présence ou manque, l’homme se caractérise d’un avoir et la femme d’un être le phallus. Tout est triangulé d’emblée.
Cette logique que Jacques Lacan a définie comme objet de la connaissance dans l’approche du psychisme semble aujourd’hui tellement bien ancrée dans nos savoirs, pas seulement psychanalytiques, qu’elle pourrait paraître éternelle. Mais d’où vient-elle ? Résulte-t-elle d’une transformation fondamentale, une révolution psychique à laquelle pourrait être rattachée la naissance de l’agriculture ? Voyons comment cette question résonne avec ce qui fait l’objet de ce texte.
C’est une affaire phallique qui a donné lieu de tout temps à diverses représentations picturales, sculpturales, des totems, des parures, des architectures, etc. De nos jours encore, de maladroits graffitis de pissotières représentent à l’envi le phallus, nombre de peintres font de même avec plus de talent. On regardera à ce sujet deux gravures célèbres : un dessin de Picasso représente un taureau, mais à bien regarder le corps de la bête on voit un phallus dressé ; un autre de Max Ernst représente une femme (Unica Zurn) dont le buste est également constitué d’un phallus. Voilà deux images opposées (la femme et le taureau) réunies par un même objet. Comment les plasticiens du Néolithique ont pu représenter cette idée, si jamais elle leur est venue ?
C’est en nous inspirant de cette coïncidence graphique que nous sommes résolus de plonger dans un passé lointain où l’homme peignait, sculptait et gravait des aurochs, des bisons et autres taureaux paléolithiques, et dont quelques figures émergent en questionnant cette différence des sexes.
Au Paléolithique, les représentations féminines sont rares, ce qui en soi est déjà une question. Les parois ont alors été plutôt couvertes de chevaux, de bisons, de mammouths. Pourtant, la femme au bison de la grotte de la Magdelaine (datée de 15.000 ans environ), doublée sur la paroi opposée d’une femme au cheval, constitue une gravure particulièrement fascinante, et ce pour au moins deux raisons. La première raison est l’association de la femme et du bison (mais aussi du cheval), tout au moins si l’on considère le bison, comme représentation imaginaire du symbolisme phallique. La seconde raison est l’attitude proprement langoureuse, érotique de la femme ici mise en scène.
Le bison est un animal de la catégorie déchirant-perçant, mais il est avant tout fonceur. Sa dimension phallique s’entend d’être l’animal qui fonce, pointe en avant, prêt à pénétrer ce qu’il charge. Le bison, comme le taureau de corrida est un pur phallus imaginaire – ce terme est à entendre ici comme résultant de l’image.
A la Magdelaine, sans discussion, le bison est pourvu d’un organe, que l’auteur a voulu nous montrer clairement en érection. La bête est par ailleurs située sous la femme. Faut-il y voir un assujettissement ? Le cheval, qui est lui un symbole masculin, tourne comme délibérément le dos à l’autre femme. Faut-il penser qu’il en ignore volontairement l’attrait ? Les deux femmes sont justement figurées en position symétrique par rapport à l’axe de la grotte.
Toutes deux sont étendues, un bras sous la tête. Sont clairement marqués leur pubis et leurs seins. Celle de gauche a quelque chose d’érotique dans l’abandon, une sorte de maja desnuda d’un Goya magdalénien. Comment les hommes modernes pourraient-ils ne pas y voir la figure très explicite d’une certaine féminité ? Si l’on considère ici l’image non pas comme un simple pictogramme mais dans sa dimension proprement dynamique, comme une envie de raconter un mini-scénario, on peut proposer d’y lire une posture féminine (être sans l’avoir) qui semble dire au taureau : tu peux le garder, je n’en veux pas, mon manque n’est pas celui que tu crois !
Une autre image vient mettre en travail ces hypothèses. A Laussel, une femme est gravée sur la paroi, sa main gauche est sur son ventre, sa main droite brandit une corne de bison comme s’il s’agissait d’un trophée. Qui donc a coupé cette corne ? Cette gravure est plus ancienne que celle de la Magdelaine, André Leroi-Gourhan la date de 17.000 ans environ. On peut avancer que la gestuelle met en lien le ventre, site de la fécondité, avec l’objet phallique, le bison, métonymiquement sa corne.
De là émerge une question : que s’est-il passé dans les esprits humains entre Laussel et la Magdelaine, quelque deux mille ans plus tard ? Est-ce un hasard si la femme brandit la corne (perçante-déchirante) comme un trophée, semblant ainsi montrer sa revanche sur le manque, tout en indiquant son ventre, quand celle-là se pavane érotiquement devant un bison profil bas, semblant être cet objet phallique que celle de Laussel voudrait encore avoir ? Ne serait-ce pas une sorte de rupture portant sur la représentation de la femme dans son rapport avec le phallus ? On ne peut que relever la complexification du dessin qui s’est faite là.
Alors que la femme à la corne est représentée dans un rapport univoque à l’objet, la mise en scène de La Magdelaine, jusque dans la symétrie de son iconographie, marque le passage symbolique du 2 au 3 par l’inclusion du cheval. A Laussel la femme brandit comme un triomphe la corne coupée ; à La Magdelaine, 2.000 ans plus tard, la femme semble offrir sa féminité au phallus, elle le provoque comme le torero provoquera le taureau, non pas avec son chiffon, mais avec son corps. Elle le provoque, et symétriquement le cheval s’en détourne. On ne peut qu’être frappé par un tel « arrangement ». Pour être précis, il nous faut indiquer ici que nous traitons ces gravures et peintures pariétales, ces modelages, non pas comme des œuvres d’art – ce qu’elles sont sans aucun conteste – mais comme le psychanalyste regarde les dessins ou modelage des enfants ou des adultes qu’il a en cure, pour tenter d’en approcher le mystère du fantasme de leur auteur.
Bien évidemment, il ne saurait être ici question de comparer le monde symbolique de cultures radicalement séparées, dans le temps comme dans l'espace. Il n’existe aucun lien direct entre le Paléolithique européen et le Néolithique des villages où est née l'agriculture. Nous entendons dans ces lignes pouvoir avancer que l’éclosion de la pensée, la fondation d’une culture sont une concrétisation aboutie que beaucoup d’autres émergences préalables laissaient déjà supposer. De même que Léonard de Vinci dessinait des aéronefs sans pouvoir les construire, de même un grand nombre d’humains ont « pensé » la différence des sexes et le manque sans pour autant aboutir concrètement à la naissance de l’agriculture. Là encore nous en appellerons à Vladimir Propp : « Ces idées, et quelques autres encore, ont certainement pu apparaître dans le monde entier indépendamment les unes des autres. » C’était également la position de Jacques Cauvin : « […] tous ces caractères, qui peuvent sembler de prime abord plus ou moins indépendants les uns des autres, soient en fait « homologues » entre eux […] c’est-à-dire manifestent à divers niveaux du réel une structure mentale unique. » C’est cette structure mentale, prise dans la perspective de son évolution, qui nous intéresse.
Nous considérons que ces images, de Laussel à La Magdelaine, sans préjuger ce qui en apparaîtra au Néolithique oriental, témoignent d’une croyance, et sont le reflet direct du fantasme de ceux qui les ont dessinées. Le fantasme est défini, depuis Lacan, comme ce qui relie le sujet au manque et lui permet de tenir en tant que tel. Pour dire les choses simplement, rappelons ici qu’au terme de la dialectique psychanalytique, l’homme ne soutient pas son désir de ce qui pourrait le satisfaire mais de ce qui le cause, un objet à jamais perdu, un objet a. De ce fait, le sujet humain est profondément divisé dans son rapport au désir. Et la logique du fantasme est de relier le sujet à cet objet cause du désir pour tenter d’en abolir la séparation, d’en restaurer une hypothétique complétude. Dans le graphe dit « du désir » Lacan a montré qu’à un premier niveau de réponse de l’Autre s’articulant sur la demande, se superpose un second qui représente l’étage du désir tel qu’il s’exprime dans le discours en tant que résultant d’un manque, celui de l’objet a. Nous retrouvons ici le manque en tant qu’initial, comme dans le conte.
Si nous posons alors que l’origine des contes et des mythes, mais aussi celle de toutes les productions plastiques, picturales, sculpturales, etc., est fondée par le manque, si l’on applique cette prémisse à l’ensemble des productions préhistoriques considérées dans leur unité, on peut alors supposer l’évolution des diverses réponses graphiques que les humains ont tentées pour amadouer le manque. Et il importe peu à cet égard que l’on tienne compte de la chronologie ou des localisations. Un ensemble de fantasmes (identiques quant à leur nature) s’est développé selon une logique qui lui fut propre, indépendamment des repères de temps et d’espace, et on en trouve des émergences, ici ou là ; leur durabilité est peut-être plus en lien avec la pénétrabilité des civilisations qu’avec une inscription temporelle.
Ce que nous constatons, c’est l’émergence, d’abord aléatoire, puis plus régulière, du thème de la confrontation de l’image de la femme à celle de l’animal fonceur et pénétrant, le taureau comme symbole phallique. Nous l’avons vu à Laussel, à la Magdelaine, mais aussi à Angles-sur-Anglin (fig. 9), grottes éloignées dans le temps. Ce que nous montre Laussel, c’est comme l’image d’une femme triomphant du bison, métonymiquement symbolisé par sa corne. Ce n’est pas un chasseur, c’est une femme. Ailleurs la femme est lascive face au bison tout entier ; ce qui est surligné chez ces femmes, c’est le sexe, le triangle vulvaire fendu exposé au premier plan, comme pour mieux montrer que ce n’est pas le phallus qui domine, ce n’est pas la force brute supposée, mais c’est le féminin, c’est le sexe de la femme. Le taureau-phallus de Picasso est devenu la femme-phallus de Max Ernst. Non pas la femme dite phallique, ce qui renverrait plutôt à la masculinité chez la femme, mais une femme qui, selon l’expression de Jacques Lacan, est sans l’avoir.
Voilà peut-être un des points nodaux que l’enseignement de la psychanalyse éclaire, là où nous postulons que s’articule le changement fondamental qui a permis l’invention de l’agriculture : un changement de statut dans la représentation de la femme. Qu’en est-il resté ? Des images en grand nombre, un rituel : la tauromachie, et une culture dont nous avons tous reçu l’héritage.
La femme et le taureau
Reprenons au point où Jacques Cauvin nous a légué sa pensée. Dans un de ses derniers articles intitulé « Le taureau, l’homme, la guerre », il évoquait « L’émergence du taureau comme divinité masculine » représenté à côté d’une figure féminine « immédiatement avant l’apparition de l’agriculture ». Il y voyait « la mise en place d’une religion néolithique ». Le taureau est-il en lui-même une divinité masculine, ou bien la représentation symbolique de l’objet tiers qui assure la différenciation entre l’homme et la femme ? Rappelons-nous que dans la Genèse, il faut un tiers (le serpent, la connaissance du bien et du mal) pour que cette différence apparaisse. Rappelons-nous également que dans un grand nombre de cultures, l’homme (ou Dieu) cherchent à contrôler (à assujettir) le taureau : c’est Gilgameš et le taureau céleste, c’est le minotaure vaincu par Thésée grâce à l’astuce d’une femme, c’est Mithra qui maîtrise les cornes du taureau rétif, c’est l’émergence dans le Néolithique de Aïn Ghazal de taureaux « perforés par des lamelles de silex », et donc ce qui nous semble constituer la naissance de la corrida, rituel grave et fervent. Lorsque les habitants du moyen Euphrate et de l'Anatolie enfouissaient des bucrânes, était-ce pour montrer la domination de l’homme sur la puissance taurine, ou était-ce pour établir symboliquement, dans la fondation même de bâtiments communs, cet élément séparateur, qui impliquerait dès lors que l’on n’aura plus affaire à ce que Faulkner appelait les « femelles des deux sexes » et par conséquent fonder une représentation de la sexualité dans laquelle « il n’y a pas d’acte sexuel » au sens où Lacan le disait du rapport sexuel. Cette question de l’insertion des cornes dans les fondations des bâtiments communautaires est à considérer avec attention. Ces insertions ont été retrouvées dans le temple d’Apollon à Délos, fondant ainsi que la culture de la danse entre hommes et femmes : disons que la corne y préside cultuellement aux relations entre sexes, mises en scène et chorégraphiées.
De fait la façon de voir la plus habituelle dit que la sacralité féminine et maternelle n’était pas ignorée au Paléolithique, mais qu’elle a été sensiblement augmentée par l’invention de l’agriculture. Notre thèse est ici qu’il s’agit probablement de l’inverse : la différenciation par la commune référence à un objet tiers est peut-être venue fonder une culture, qui a permis à son tour que les hommes « inventent » l’agriculture. C’est à proprement parler d’une tripartition qu’il est ici question, et ce terme n’est pas sans évoquer la proximité avec tout l’ensemble des cultures indo-européennes. De ce fait la place du taureau dans cette tripartition est à entendre alors comme une fondation, comme initiale, mais aussi comme symboligène. Ne considère-t-on pas la lettre A comme l’image de la tête de taureau renversée ? Et comment l’aurait-on renversée ? La représentation du taureau est aussi considérée comme participant à la naissance des hiéroglyphes. C’est bien, dans tous les sens du terme, d’une initiale qu’il s’agit en effet.
Reprenons les faits tels qu’ils nous ont été légués, mis au jour par les archéologues. Jacques Cauvin évoquait une civilisation pré-agricole entre 10.000 et 9.500 ans avant JC. Quelles traces ont laissées ces cueilleurs-chasseurs ? L’art de cette époque représente « très rarement des formes humaines, alors sommaires et non-sexuées. » Le changement semble se situer vers 9.500 avant JC. Commence alors la période où se prépare l’avènement de l’agriculture. « Le changement principal au Khiamien paraît alors bien concerner l’art : des figurines en calcaire […] sont désormais des représentations féminines […]. On ne connaît en revanche pour cette époque aucune représentation animale. » Passons sur le fait que ces figurines, tout au moins dans l’état où elles nous sont parvenues, ont toutes une allure plus ou moins phallique. Quant au taureau, on le trouve sous la forme de crânes insérés dans les murs, pendus aux murs, ornés, surmodelés, etc. « Dès lors, ce que nous voyons poindre pour la première fois au Levant autour de 9.500 avant JC, dans un contexte économique de chasse-cueillette encore inchangé mais juste à la veille de son bouleversement complet, sont ces deux figures symboliques dominantes, la femme et le taureau, qui conserveront la vedette durant tout le Néolithique. » Le prélude artistique à la naissance d’un monde de paysans, d’abord cultivateurs, ensuite éleveurs, c’est la conjonction d’usages de la femme et du taureau ; conjonction que l’on avait déjà rencontrée jadis, mais sans lendemains notables.
La seule nuance que nous nous permettrons d’ajouter concerne la place du taureau. Ce que la psychanalyse nous enseigne c’est qu’au lieu de le considérer comme un symbole masculin, il est le plutôt le symbole de ce qui fait la différence entre les hommes et les femmes, et qu’en cela, la révolution néolithique va bien plus loin qu’il n’y paraît en ce qu’elle annonce ce que Claude Levi-Strauss a appelé : « Les structures élémentaires de la parenté. », c’est-à-dire la valeur d’échange des femmes. Ce sont les femmes qu’on échange dans une société, qu’elle soit patriarcale ou matriarcale.
Dans le monde zoologique, la valeur d’usage c’est l’étalon, c’est-à-dire le taureau, qui l’incarne lorsqu’on l’amène pour une saillie. C’est le phallus qui circule. Dans le monde humain, « cette valeur phallique, c’est la femme qui la représente. Si la jouissance féminine porte la marque de la castration, il semble que ce soit pour que la femme devienne ce dont on jouit. […] Ce n’est plus le sexe de notre taureau, valeur d’usage, qui va servir à cette sorte de circulation qui s’instaure dans l’ordre sexuel, c’est la femme en tant qu’elle est devenue en cette occasion elle-même le lieu de transfert de cette valeur soustraite au niveau de la valeur d’usage sous la forme de l’objet de jouissance. »
Ainsi, le témoignage archéologique nous indique cette direction, et c’est peut-être bien là que peut s’éclairer la « révolution néolithique » ou la « néolithisation » évoquées au début de ce texte en tant qu’inscription durable de la fonction phallique permettant de distinguer homme et femme autrement que d’une complémentarité purement imaginaire, mais au contraire instituant les structures élémentaires de la parenté, ce à partir de quoi peut s’envisager la domestication, la domus latine, et donc l’interdit de l’inceste, le comptage des générations, la propriété.
Un homme, une femme et le taureau
D’après le postulat de Propp, il est logique que nous retrouvions cet ensemble de données culturelles d’un changement de représentations quant au savoir de la différence des sexes, dont découlerait alors l’invention de l’agriculture et de l’élevage, dans des mythes postérieurs au Néolithique. Jacques Cauvin a montré avec une grande pertinence comment la Genèse en général, et le mythe d’Abel et Caïn en particulier, correspondent finement aux éléments observables dans le monde paysan des origines. A notre tour de proposer maintenant une confirmation postérieure par le mythe : celui de Gilgameš, le grand homme qui ne voulait pas mourir . Plus haut, nous avions déjà évoqué la coïncidence de la plante de vie (la plante qui prolonge la vie) volée par le serpent (qui y laisse une peau, une enveloppe, un contenant) avec le texte biblique de le Genèse. Dans les deux, ce qui résulte (du vol ou du don) c’est une certaine sagesse. Renonciation pour Gilgameš, connaissance pour Adam. Les deux cas sont tiercéisés selon la logique de Peirce.
Auparavant, dans l’Épopée de Gilgameš, se situe un épisode connu sous le titre du « taureau céleste ». Voyons s’il peut éclairer un peu notre propos. Encore une fois, rappelons ici que nous ne voyons aucune espèce de linéarité temporelle dans ce qui constitue ces fragments. Nous ne nous situons pas dans un temps chronologique (si a est cause de b, a est forcément antérieur à b) mais dans un temps logique, un peu à la manière d’une veine d’eau souterraine qui émerge en sources ici ou là selon la perméabilité du terrain, parfois ici et là. Ce qui affleure comme condition de la culture et de la « révolution néolithique » a pu jaillir au paléolithique, au néolithique comme dans le mythe mésopotamien de Gilgameš.
Le roi Gilgameš est fils de Lugalbanda, mot-à-mot : « roi furieux » et de Nin.suna, déesse de second rang. Quelle est la fonction divine de Nin.suna ? Elles est la patronne des « bovidés sauvages ». Gilgameš, roi d’Uruk (sud de l’Euphrate entre les actuelles Bagdad et Bassorah) dont le nom signifie peut-être « l’ancien dans la force de l’âge », est en définitive le fils de celle qui domine les taureaux.
Après qu’il a accompli son exploit dans les forêts de cèdres avec son ami Enkidu, Gilgameš est alors sexuellement convoité par Ištar, équivalent akkadien de Vénus, qui lui propose de l’épouser. « Epouse-moi, offre moi ta volupté » que Jean Bottero précise être dit mot à mot : « Offre-moi en cadeau ton fruit ». Il semble difficile de faire plus explicite… Gilgameš refuse en renvoyant la belle Ištar à sa fourberie, ce qui provoque sa colère. Elle se retourne alors vers son père, Anu, et lui réclame vengeance pour l’humiliation subie. Une femme demande à un homme « son fruit », celui-ci le lui refuse, elle demande alors (à son père, justement) le « taureau céleste » qu’elle amène avec elle dans la ville d’Uruk où, s’ébrouant, il provoque ce qui nous apparaît comme un tremblement de terre dans lequel périssent bien des citoyens.
La femme amène le taureau à la longe (elle le domine) pour se venger de l’homme (qui ne lui donne pas son fruit), celui-ci réchappe d’une mort qui semble certaine en plantant « son coutelas entre cou, cornes et nuque du taureau ». C’est exactement le geste que fait le matador à l’instant de la mise à mort qui cherche le cœur de la bête. La femme semble alors deux fois vaincue, et se plaint à nouveau, ce qu’Enkidu interrompt : il « arracha une patte du taureau et la lui jeta au visage ». Les prostituées alors firent une déploration devant la patte, le morceau arraché de la bête. On pourrait ici prolonger longuement ce en quoi le mythe est constitutif d’une véritable naissance de la corrida. Dans son habit gainant (dont l’aspect n’est pas sans quelque apparence de féminité), dans son offre très sexualisée (n’invite-t-il pas littéralement les cornes vers ses testicules ?) on peut dire que le torero incarne cette faiblesse qui le fait triompher. N’est-ce pas aussi ce que l’on peut entendre de la fonction de ce voile (rouge) qui masque à la fois son sexe et son épée par quoi la mort viendra ?
De fait, du taureau céleste différents éléments seront prélevés. Pour finir, ce seront les cornes gigantesques, à la fois pointes et contenants, que Gilgameš ôte pour les amener comme un massacre dans la maison : « les ayant introduites en la chambre du Chef-de-famille, il les y suspendit. » Le dit chef-de-famille n’est autre que Lugalbanda son père. Voyez alors la circulation et la métaphorisation de l’objet phallique (du fruit aux cornes, de la femme au père) jusque sur le mur de la maison, en position cultuelle. C’est exactement ce que l’on retrouve dans les bâtiments communautaires des vestiges néolithiques. C’est également ce qui revient dans le mythe grec de Thésée. Après avoir vaincu le minotaure (homme-taureau) et après maintes péripéties, Thésée est venu à Délos où l’on trouve un autel de cornes. Et où Thésée amena une sorte de danse dite « de la grue », dont Robert Graves précise : « C’était la première fois que des hommes et des femmes dansaient ensemble », scénographie des relations entre les hommes et les femmes sous le signe du taureau.
Comment relier maintenant l’ensemble des animaux représentés avec le taureau, symbolisé métonymiquement par sa corne ? Leurs caractéristiques initiales (dévorants, déchirants-perçants, piquants-perforants) semblent se conjoindre en un seul mouvement : la possibilité qu’ont ces animaux de percer le corps de l’autre et d’y pénétrer. Ce que la corne fait aussi bien que les autres. Mais associée à la force du taureau, à l’animal « fonceur qui pénètre », symbole aussi du sacrifice ou peut-être de la castration, la corne n’a-t-elle pas fini par s’imposer comme unique représentant de cette zoothèque ? Il n’est pas superflu de noter que la corne est aussi ce qui distingue pour l’œil la différence des sexes chez les animaux qui les portent (brebis/bélier par exemple). Au fil d’une évolution s’étalant sur plusieurs siècles, la corne serait alors devenue l’objet unique d’une représentation jusque là plurimorphe, supplantant tous les autres animaux ; et elle allait s’imposer dans tout le bassin méditerranéen pour devenir l’objet central de tous les regards dans la corrida. Peut-être la supériorité de la corne réside-t-elle dans le fait que nous indique Gilgameš : la corne est en même temps perçante (masculine) et contenante (féminine) ; et mieux que tout autre objet, elle symbolise le rapport qui unit les deux sexes.
Voici donc relevées trois émergences d’une même chose, la représentation de l’objet, tiers et tiercéisant, le phallus, dont la psychanalyse moderne entend qu’il assure la séparation des sexes via la castration. Contrairement à l’idée répandue, nous ne voyons pas dans ces éléments une virilité, une masculinité symbolisée par le taureau, bien au contraire. A la Magdelaine comme pour Ištar, le taureau c’est l’affaire des femmes. Ainsi que l’avançait Lacan sur un autre registre, la valeur symbolique phallique, c’est la femme qui l’incarne, et de ce fait nous sommes amenés à penser que c’est là que se trouve la condition culturelle de la « révolution néolithique », pour autant qu’on s’en tienne à l’hypothèse de Jacques Cauvin que nous pensons ici renforcer. A l’aurore d’une humanité nouvelle se trouve peut-être un changement complexe des rapports entre hommes et femmes, dans laquelle l’être et l’avoir se distinguent d’une figure tierce, par conséquent tiercéisante, c’est-à-dire humanisante au sens de l’homme moderne